Le Temps, l’Éternité et la Mémoire : Dracula de Bram Stoker et ses Adaptations

Le Temps, l’Éternité et la Mémoire : Dracula de Bram Stoker et ses Adaptations

L’Essence du Temps dans Dracula de Bram Stoker et ses Adaptations

Le mythe de Dracula a traversé les siècles, les continents et les médiums. Depuis la publication du roman éponyme de Bram Stoker en 1897, le vampire le plus célèbre de l’histoire n’a cessé d’inspirer d’innombrables œuvres littéraires, cinématographiques, musicales et même vidéoludiques. Parmi ces réinterprétations, le film Dracula de Bram Stoker (1992) réalisé par Francis Ford Coppola occupe une place particulière. À la fois fidèle et audacieux, profondément romantique et visuellement baroque, il offre une lecture nouvelle du personnage : un être déchiré par le temps, fuyant la mort tout en étant prisonnier d’une éternité glacée.

Au-delà du mythe, au-delà du fantastique, Dracula est une œuvre obsédée par le temps. Le temps qui passe, le temps qui fige, le temps qui détruit, le temps qui sauve. Le temps comme essence de l’existence — humaine ou non humaine. Le vampire, être immortel, devient paradoxalement l’incarnation d’une lutte désespérée contre le passage du temps, alors même que son immortalité l’enferme dans une forme de stagnation infernale.

Cet article propose une exploration approfondie de l’essence du temps dans le roman Dracula et dans son adaptation filmique la plus marquante. Entre analyse littéraire, symbolique et philosophique, nous verrons comment Stoker et Coppola utilisent le motif du temps pour révéler un Dracula tragique, oscillant entre éternité et nostalgie, entre désir et damnation.


I. Le Temps dans le roman Dracula : un motif omniprésent mais discret

1. Le roman comme structure temporelle fragmentée

Le roman de Bram Stoker adopte une forme épistolaire. Journaux intimes, lettres, télégrammes, coupures de presse : le récit est une accumulation de traces, de fragments datés, qui imposent au lecteur une lecture très consciente de la temporalité. Chaque entrée porte une date, parfois une heure précise, comme si l’on assemblait un puzzle chronologique.

Cette construction n’est pas un simple choix stylistique. Elle crée un rapport obsessionnel au temps :

Les personnages doivent noter chaque événement, parfois pour se rassurer.

Le temps est mesuré, contrôlé, structuré.

Les actions humaines sont scrupuleusement consignées, comme pour ne pas perdre prise.

Cette rigueur contraste avec l’essence chaotique et intemporelle de Dracula.

2. Le vampire face au temps : figure d’immortalité inquiétante

Dans le roman, Dracula est une créature qui a traversé les siècles. Stoker le décrit comme un être quasi momifié, avec un visage marqué, des habitudes archaïques et un accent qui trahit une autre époque. Son immortalité ne fait pas de lui un être jeune et flamboyant, mais un survivant d’un autre temps.

Il est le vestige du Moyen Âge plongé dans la modernité victorienne.

Pour les personnages humains, Dracula représente :

Le passé qui refuse de disparaître

La superstition confrontée au progrès scientifique

L’immobilité face à l’évolution

Ainsi, le vampire est une rupture de la temporalité moderne.

3. Modernité vs archaïsme : le temps comme choc culturel

Le roman met en scène une société en pleine mutation. On y trouve :

le télégraphe

les machines à écrire

le train

les procédés scientifiques

la médecine moderne

les théories psychologiques

Tout cela s’oppose à la figure médiévale et mystique de Dracula.

Le vampire devient l’incarnation de l’archaïsme qui menace la modernité. Ce n’est pas seulement un monstre : c’est une anomalie temporelle. Le mal qu’il répand n’est pas seulement biologique ou spirituel ; c’est un retour du passé, un passé violent et brutal.

4. Le temps comme arme contre Dracula

Le temps joue aussi comme une contrainte pour le vampire :

Il doit dormir dans la terre de son pays.

Il doit respecter certaines heures pour agir.

Il doit fuir la lumière du jour.

Le vampire est en réalité prisonnier du temps, sous une forme cyclique, quasi astronomique. Son immortalité est conditionnelle et limitée, loin de la toute-puissance.

Tout le roman montre : l’immortalité n’est pas la liberté, mais une servitude.


II. Le film Dracula de Bram Stoker (1992) : quand le temps devient matière poétique

1. Une relecture profondément romantique du personnage

Coppola apporte un élément absent du roman : l’amour intemporel entre Dracula et Elisabeta/Mina. Cet ajout transforme entièrement le rapport du vampire au temps, en faisant de celui-ci un axe central de la narration.

Dans le film, Dracula devient :

un être meurtri par la perte,

un homme brisé qui défie Dieu et se condamne à l’éternité,

un amoureux prisonnier du temps.

L’immortalité y est un châtiment, une errance éternelle motivée par l’espoir fou de retrouver un amour perdu.

Le temps devient donc tragédie.

2. Le prologue : un geste contre le temps

Le prologue du film, absent du roman, montre Vlad l’Empaleur et son amour avec Elisabeta. Après sa mort, il renie Dieu et transperce la croix de son épée — un geste symbolique qui rompt le lien entre l’homme et la temporalité divine.

En refusant Dieu, Vlad refuse la mortalité. Il s’arrache du flux temporel humain et devient l’avatar d’un temps brisé.

3. La mise en scène du temps : un ballet visuel

Le film utilise une mise en scène extrêmement visuelle pour incarner le temps :

surimpressions,

ombres mouvantes,

déformations optiques,

jeux d’échelle,

costumes anachroniques,

passages accélérés,

  • mouvements circulaires.

Coppola matérialise l’idée que Dracula vit plusieurs temporalités simultanément, comme s’il flottait entre passé, présent et éternité.

4. Le costume comme chronologie vivante

Le costume de Dracula (notamment la fameuse robe rouge dans le château) semble issu d’une autre ère. Même lorsqu’il se présente distingué dans Londres, quelque chose de lui demeure hors du temps.

Il impose une dissonance : un individu qui n’appartient pas au siècle où il marche.

Chaque tenue du personnage est un rappel de son passé, comme si le tissu lui-même gardait la mémoire des siècles traversés.

5. Le thème du double temps amoureux

Le film explore l’idée que l’amour peut transcender le temps. Mina est le double ou la réincarnation d’Elisabeta. Ainsi, le passé revient littéralement hanter le présent.

L’amour devient :

une boucle temporelle,

une force qui défie la linéarité,

une mémoire qui persiste même au-delà de la mort.

Le récit se déploie comme une tentative désespérée de réparer un passé brisé.


III. Le Temps comme prison : l’immortalité vampirique revisitée

1. L’éternité comme malédiction

Dans la tradition gothique, l’immortalité vampirique est souvent vue comme une bénédiction noire. Chez Coppola, elle devient avant tout un poids. Dracula est toujours montré comme :

seul,

mélancolique,

nostalgique,

spectateur d’un monde qui ne lui appartient plus.

Il observe la modernité arriver, impuissant, parfois moqueur, parfois envieux.

L’immortalité est un enfermement.

2. Le château de Dracula : une capsule temporelle

Le château est un lieu où le temps semble arrêté. Les murs suintent d’histoire, de morts, de souvenirs. Les ombres y bougent comme des entités vivantes. Les couloirs semblent cycliques.

Entrer dans le château, c’est entrer hors du monde moderne, dans un espace où le temps s’est arrêté il y a des siècles.

3. Le non-vivant : ni mort, ni vivant, hors du temps

Le vampire n’est pas mort, mais il n’est plus vivant. Il est un être de transition, un interstice temporel. Il ne peut évoluer, ni vieillir, ni mourir.

Cette stagnation le prive de ce qui fait la condition humaine : la transformation.

L’absence de vieillissement n’est pas un privilège ; c’est un renoncement à la progression.

4. La dépendance au sang : remède à la temporalité figée

Le sang, dans le mythe vampirique, n’est pas seulement la vie : c’est le temps vital.

Boire du sang, c’est absorber :

la force,

la mémoire,

l’énergie,

la temporalité d’un autre.

Le vampire vole une durée qui ne lui était pas destinée.

C’est un acte profondément temporel.


IV. Le Temps des vivants vs le Temps des morts

1. Les humains : êtres pris dans la vitesse moderne

Jonathan Harker, Mina, Lucy et les autres évoluent dans une époque où tout s’accélère. Le film l’accentue encore :

trains rapides,

lumières électriques,

techniques de communication,

médecine en plein essor.

La vie humaine devient mécanique, rapide, arbitraire. Elle est tournée vers l’avenir.

C’est exactement ce que Dracula n’a plus : un futur.

2. Dracula : un être tourné vers le passé

Toute son existence est une tentative de récupération :

une femme perdue

un monde disparu

une identité brisée

une foi rejetée

Le présent ne l’intéresse pas. Seul le passé le gouverne.

C’est là que réside la grande tragédie :
les humains souffrent de vivre trop vite, Dracula souffre de ne plus pouvoir avancer.

3. Mina entre deux temporalités

Mina est le pont entre les époques.
Elle est :

moderne, instruite, indépendante

mais aussi sensible à une mémoire qu'elle n’a pas vécue

Le film met en scène un conflit intérieur entre :

la Mina victorienne, rationnelle, structurée

la Mina éternelle, mémoire d’Elisabeta, âme intemporelle

Elle devient un être bitemporel, comme si son existence s’inscrivait sur deux lignes parallèles.


V. La lutte contre Dracula comme lutte contre une anomalie du temps

1. Le groupe de chasseurs : la science contre l’éternité

Van Helsing et ses compagnons incarnent les forces de la modernité. Ils utilisent des outils techniques, médicaux, scientifiques. Ils veulent restaurer l’ordre naturel des choses : un ordre où le temps est linéaire et la mort inévitable.

Détruire Dracula, ce n’est pas seulement vaincre un monstre, c’est :

restaurer la flèche du temps,

éliminer une excroissance de l’Histoire,

refermer une boucle qui n’aurait jamais dû s’ouvrir.

2. La fuite du vampire : un retour vers l’origine

Dans la dernière partie, Dracula retourne en Transylvanie. Ce voyage n’est pas qu’une fuite, mais un retour au point de départ, comme si l’histoire ne pouvait se clore qu’en rebouclant sur son origine.

Le vampire doit mourir là où il est né.

Le temps appelle sa propre résolution.


VI. Le Temps comme métaphore de la condition humaine

1. L’immortalité comme refus de la finitude

Le roman de Stoker, comme le film de Coppola, propose une réflexion sur l’immortalité. Nous voulons tous vivre plus longtemps, voire éternellement. Mais Dracula nous montre que :

l’immortalité supprime la transformation,

elle supprime l’apprentissage,

elle supprime la liberté,

elle supprime la possibilité d'accomplir quelque chose de finite.

Vivre, c’est changer. Dracula ne change pas. Il survit.

2. Le temps rend l’amour possible

L’amour humain est précieux précisément parce qu’il est fragile, limité, périssable. Dans le film, l’amour de Dracula est devenu impossible parce qu’il a perdu la mortalité.

Ce n’est que dans la mort, dans un ultime renoncement à son immortalité, qu’il peut retrouver l’amour véritable.

3. La mort comme résolution

Le film se termine sur un geste fort : Dracula retrouve la mort qu’il avait rejetée. Il retrouve la finitude, et c’est cela qui lui permet enfin d’être libéré.

Le temps retrouve sa course.
L’ordre naturel est restauré.
Le vampire cesse d’être une rupture.
Le passé cesse de hanter le présent.

La mort n'est pas une défaite : elle est une délivrance.


Conclusion : Dracula, un mythe façonné par le temps

Le temps est l’essence même du mythe de Dracula.
Dans le roman de Stoker, il est un motif discret mais fondamental. L’œuvre entière est structurée par une obsession de la temporalité : dates, témoignages, cycles naturels, modernité galopante. Dracula y incarne le passé qui refuse de mourir.

Dans le film de Coppola, le temps devient une matière poétique. L’immortalité est un châtiment né d’un amour perdu. Le vampire y apparaît comme un être déchiré entre passé et éternité, condamné à errer hors du temps. L’amour, la mémoire et la mort deviennent les clefs d’une rédemption temporelle.

Qu’il soit lu comme un récit gothique, une tragédie romantique ou une fable philosophique, Dracula reste une œuvre hantée par le temps. Un temps linéaire et fragmenté chez les humains, cyclique et stagnant chez le vampire. Un temps qui se déforme, se dilate, se rompt.

En fin de compte, l’histoire de Dracula n’est pas seulement celle d’un monstre assoiffé de sang, mais celle d’un homme qui a voulu vaincre le temps — et qui a appris que rien n’est plus humain que d’accepter sa propre finitude.

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