Le temps et sa compréhension par les hommes — 5 000 ans dans l'espace Maroc / sud de l'Espagne / Mauritanie / Algérie

Le temps n'est pas qu'un ensemble de secondes qui s'alignent : c'est une expérience vivante, sociale et spirituelle. Sur le pourtour occidental de la Méditerranée et dans le Sahara attenant — le Maroc, le sud de l'Espagne (Andalousie), la Mauritanie et l'Algérie — les hommes ont façonné, adapté et réinventé leurs regards sur le temps durant les cinq derniers millénaires. Cet article retrace ces transformations : des repères mégalithiques aux calendriers agricoles et religieux, des instruments astronomiques des savants d'al-Andalus aux rythmes nomades sahariens, jusqu'aux horloges coloniales et aux temps standardisés de l'époque moderne. Il s'appuie sur les découvertes archéologiques récentes, sur l'histoire des sciences islamiques et sur des études anthropologiques pour remplacer la diversité des perceptions du temps dans leur contexte culturel et matériel.
1. Premiers repères : paysages, mégalithes et rythmes cycliques (≈ 3000–1000 av. J.-C.)

Sur la côte atlantique marocaine et dans les plaines nord-africaines, les traces archéologiques montrent que, dès le début du 3ᵉ millénaire av. J.-C., les communautés humaines organisaient l'espace et le temps autour de monuments et de cycles saisonniers. Les cercles de pierres, menhirs et autres structures mégalithiques — récemment repérés dans plusieurs sites du nord du Maroc — semblent avoir joué un rôle à la fois territorial, rituel et calibrant : ils marquaient des points de rassemblement, mais aussi des orientations astronomiques qui aidaient à repérer les solstices, les caprices du climat et, par extension, les saisons propices aux semailles et aux récoltes. Ces dispositifs matérialisent un rapport au temps fondé sur la répétition cyclique (années agricoles, saisons), et sur la projection cosmique de la société humaine dans le paysage. Le Ravi
Dans ces cultures, le « calendrier » n'était pas une entièrement abstraite inscrite sur parchemin, mais un réseau de savoirs pratiques : observation des positions du Soleil et de la Lune, repérage des étoiles ou de l'ombre des pierres au levier du jour. Le temps était donc d'abord sensoriel et local — mesuré par la terre, le bétail, la pluie, les migrations d'oiseaux et les fêtes communautaires — plutôt que par un nombre universel d'heures.

2. Empires, romanisation et calendriers administratifs (≈ 1000 av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-C.)
Avec la multiplication des contacts — échanges méditerranéens, établissements puniques et plus tard romanisation — arrivent de nouvelles formes de temporalité administrative. Les Romains ont apporté l'usage du calendrier julien (réformé par Jules César en 46 av. J.-C.), une périodisation solaire qui facilite la comptabilité, la fiscalité et l'organisation militaire. Dans la Maurétanie tingitane (nord-Maroc actuel) et en Hispanie romaine (sud de l'Espagne), ce calendrier a coexisté avec les rythmes locaux : fêtes agricoles, cycles pastoraux et pratiques religieuses indigènes.

La cohabitation de calendriers — solaire romain, repères lunaires locaux, cycles agraires — illustre un principe constant dans la région : les sociétés superposant des temporalités selon le but (rituel, économique, politique), sans nécessairement fusionner ces cadres en une seule « manière de voir le temps ».
3. L'arrivée de l'islam et l'institution du temps liturgique (VIIᵉ-Xᵉ siècles)

L'arrivée de l'islam au VIIᵉ siècle apporte une transformation majeure : l'introduction d'un calendrier lunaire (le calendrier hijri, commençant en 622 avr. J.-C. avec la Hijra — la migration du Prophète de La Mecque à Médine) et l'organisation du quotidien autour des heures de prière ( ṣalāt ) déterminées par la course du Soleil. Le calendrier islamique structure désormais les temps sacrés (Ramadan, Hajj, fêtes) et impose une périodicité religieuse qui se superpose aux anciennes temporalités agraires et pastorales. La nature purement lunaire de ce calendrier signifie que les mois « flottent » à travers les saisons : cela crée un rapport au temps plus mobile et rituel que strictement saisonnier. Wikipédia
Parallèlement, la religion islamique intensifie l'importance des instruments et techniques de mesure du temps : astrolabes, cadrans solaires et tables astronomiques sont développés pour déterminer les moments précis des prières et la qibla (direction de La Mecque). Ces outils reposent sur la piété au calcul et font entrer la mesure du temps dans un registre savant et technique.
4. Al-Andalus, l'âge d'or des instruments et de la précision (Xe-XIIᵉ siècles)
L'Andalousie médiévale — notamment les centres savants de Tolède, Cordoue et Séville — devient un foyer d'innovation astronomique et de chronométrie appliquée. Des savants comme Abu Ishaq Ibrahim ibn Yahya al-Zarqali (Al-Zarqali, né à Tolède au XIᵉ siècle) mettent au point des instruments (astrolabes améliorés, tables astronomiques) et des méthodes pour calculer les mouvements planétaires, les variations de l'heure solaire et la latitude. Ces progrès n'ont pas été des abstractions : ils servaient directement à régler le temps des prières, à définir les débuts de mois lunaires et à résoudre des problèmes pratiques comme la navigation et l'arpentage. Patrimoine musulman +1

Le travail des astronomes d'Al-Andalus constitue un maillon essentiel entre la science antique (grecque, indienne) et la Renaissance européenne. La précision astronomique réintroduit une dimension « universelle » du temps — des tables et instruments applicables à différents lieux — tout en restant au service d'exigences religieuses et administratives locales.
5. Calendriers locaux et résilience culturelle : le calendrier amazigh (Berbère)
Parallèlement aux calendriers religieux et scientifiques, les communautés amazighes (berbères) du Maroc et de l'Algérie ont conservé des repères saisonniers propres. Le calendrier amazigh traditionnel, avec sa célébration du Yennayer (le Nouvel An amazigh célébré autour du 12 janvier selon la réforme culturelle contemporaine), enracinait les communautés rurales dans le cycle agricole — semailles, moisssons, périodes de transhumance — et dans des fêtes qui organisaient le temps social. Le Yennayer tel qu'il est célébré aujourd'hui à connu des réinventions modernes mais s'appuie sur une mémoire rurale bien plus ancienne, où le tournant de l'année se lisait dans les travaux agricoles et les rites communautaires. Wikipédia +1

Cette coexistence — calendrier religieux/lunaire, calendrier solaire administratif, calendrier agraire local — caractérise la région : plusieurs « temps » fonctionnant en parallèle, chacun pertinent selon le contexte (mosquée, campement, champ, tribunal).
6. Le monde nomade : temporalités du Sahara et de la Mauritanie

Dans les vastes espaces sahariens, notamment chez les populations nomades de Mauritanie et des zones frontales algéro-marocaines, le rapport au temps est marqué par la mobilité, la mémoire orale et la dépendance aux cycles climatiques. Les études anthropologiques montrent que les communautés nomades organisent le temps autour de migrations saisonnières, de disponibilités en pâturage et en eau, et d'événements rituels plutôt que selon une horloge fixe. Le temps est en grande partie relationnelle et contextuelle : il se mesure par la distance parcourue, la durée des étapes, et par des signes naturels (apparition d'une plante, comportement du bétail). JSTOR +1
Les nomades ont également intégré des repères religieux (les prières, le Ramadan) et, plus tard, des contraintes coloniales et étatiques (frontières, obligations administratives), créant des stratégies de jonglage temporel pour concilier mobilité et exigences déterritorialisées.
7. Temps et pouvoir : l'administration, la colonisation et la standardisation (XIXᵉ-XXᵉ siècles)
L'expansion européenne et l'intensification des communications (chemins de fer, télégraphe, administration coloniale) imposent une nouvelle rationalité du temps : la standardisation . Pour coordonner les trains, les télégrammes et les administrations, des fuseaux horaires et des heures officielles deviennent nécessaires. Dans les colonies françaises et espagnoles d'Afrique du Nord et en Mauritanie, cette transition transforme la manière dont les sociétés locales s'articulent aux "temps d'État". L'imposition des horaires de bureau, des écoles, des gares et des postes introduit une dissonance entre le temps institutionnel (linéaire, mesuré à la montre) et les temporalités locales (saisonnalité, prière, mobilité nomade). Wikipédia +1

Ce basculement n'a pas été instantané ni uniforme : il a souvent été négocié et détourné. Dans de nombreuses régions rurales, les horloges publiques ont coexisté longtemps avec la disponibilité locale : un pouvoir colonial peut imposer une heure de référence, mais au quotidien les gens raisonnaient toujours en « demain après la traite du matin » ou « après la grande prière ».
8. Temps social et mémoire : rites, fêtes et commémorations
Au-delà des instruments, le temps est socialisé par les fêtes, les rites de passage et la mémoire collective. Les mariages, les funérailles, les marchés saisonniers et les pèlerinages (locaux ou vers des sanctuaires) rythment la vie communautaire. Ces événements fixent des repères qui structurent les vies individuelles (âge « social » par rapport à l'âge biologique, par exemple, ou l'appartenance générationnelle définie par des conflits, sécheresses, récoltes exceptionnelles).

L'histoire régionale — conquêtes, famines, sécheresses, révoltes — inscrite des « dates-repères » dans la mémoire collective : une sécheresse d'une année X, une bataille, une migration de grande ampleur devient des façons de situer des vies par rapport au temps historique. Les sociétés orales ont de puissants mécanismes de conservation et de transmission de ces repères, parfois plus influents que les calendriers écrits.
9. Science, religion et technologie : entre continuité et innovation
Un fil conducteur de ces cinq millénaires est la constante interaction entre savoirs savants (astronomie d'al-Andalus, tables astronomiques), savoirs religieux (calendriers liturgiques, règles du calendrier lunaire) et savoirs pratiques (calendriers agraires, connaissance des saisons et des pistes). Les inventions techniques — astrolabes, cadrans, puis horloges mécaniques et montres — ont été autant d'outils pour traduire et négocier ces temporalités.
En Andalousie, les astronomes n'ont pas cherché le temps comme abstraction, mais comme moyen d'ordonner la vie religieuse et civique. Dans le Sahara, la science du temps est corporelle et environnementale : savoir repérer une plateforme d'eau, anticiper la migration d'un troupeau, lire les signes climatiques. Ces deux approches coexistent et, souvent, se complètent : la précision savante peut servir les rites, et les pratiques locales stimulent des connaissances adaptées aux contextes extrêmes.

10. Époque contemporaine : mondialisation du temps et résistances locales
Au XXᵉ siècle, la mondialisation des communications, l'éducation de masse et l'intégration économique renforcent l'homogénéisation temporelle : l'heure des centres urbains, les rythmes de travail standardisés et les calendriers administratifs dominants. Mais la région conserve une grande diversité temporelle. Les pratiques religieuses (calendrier hijri), les fêtes amazighes et les rythmes nomades perdurent, souvent en parallèle. Les sociétés contemporaines jonglent quotidiennement entre plusieurs « temps » : l'heure internationale (UTC), le temps de la prière, la saison agricole et les emplois modernes.
En outre, les récentes découvertes archéologiques au Maroc (menhirs et monuments millénaires) montrent que la compréhension ancienne du temps — profondément spatiale et cyclique — continue d'éclairer notre lecture du passé et d'inspirer le présent. Le Ravi
le temps comme dialogue — entre ciel, sol et société

Regarder l'histoire du temps dans cette région, c'est observer un dialogue continu entre l'environnement (saisons, désert), la pensée religieuse (calendrier hijri, rites islamiques), les savoirs savants (astronomie d'al-Andalus) et les impératifs politiques et économiques (romanisation, colonisation, modernisation). Les cinq mille dernières années montrent une grande créativité sociale : les hommes ont sans cesse inventé des manières de mesurer, de nommer, de célébrer et de contrôler le temps, tout en conservant — souvent dans l'ombre des grandes chronologies officielles — des temporalités locales qui perdurent.
Références et sources principales consultées
Découvertes récentes et mégalithes au Maroc. Le Ravi +1
Biographie et œuvre d'al-Zarqali (astronomie d'al-Andalus). Patrimoine musulman +1
Histoire et fonctionnement du calendrier islamique (Hijri). Wikipédia +1
Informations sur le calendrier amazigh / Yennayer. Wikipédia +1
Études sur le nomadisme saharien et la temporalité des populations de Mauritanie.