Temporalité Cyclique et Instantanéité dans la Doctrine Bouddhique

Temporalité Cyclique et Instantanéité dans la Doctrine Bouddhique

Le Temps dans le Bouddhisme

La temporalité bouddhique comme ontologie du changement

La notion de temps occupe une place centrale dans la pensée bouddhique depuis les premiers discours attribués au Bouddha historique (Ve siècle av. n.è.). Le bouddhisme ne propose pas une théorie cosmologique du temps au sens des philosophies grecques ou d'une physique métaphysique, mais plutôt une expérience du temps indissociable de la constitution de l'existence conditionnée . Ce que la tradition nomme saṃsāra — le cycle sans commencement de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort — correspond à une temporalité vécue , où l'expérience phénoménale est marquée par l'impermanence ( anicca ), la souffrance ( dukkha ) et la non-substantialité du soi ( anattā ).

Les études contemporaines, de Rupert Gethin¹ à Étienne Lamotte², insistant toutes sur le fait que le bouddhisme proposent une compréhension processuelle du temps, fondée non sur la permanence, mais sur l'apparition et la disparition continue des phénomènes ( uppāda-vaya ). Loin de représenter une simple donnée cosmique, le temps est plutôt un mécanisme existentiel , une structure interne de l'expérience, et, pour la tradition Abhidharma, un constituant même des événements psychophysiques.

Dans cette première partie, nous analyserons les différentes conceptions du temps dans les traditions bouddhiques anciennes et médiévales — Theravāda, Mahāyāna, Zen et Vajrayāna — en mettant en lumière les philosophies de l'impermanence, les doctrines des renaissances, la notion d'instant, les perspectives méditatives, ainsi que les théories karmiques. Nous verrons que l'expérience bouddhique du temps ne peut être comprise que comme une pédagogie du présent , visant à libérer l'individu des illusions temporelles qui entretiennent l'errance dans le saṃsāra .


1. Impermanence (anicca / mujō) : le temps comme dissociation continue

 

Un chat est enfermé dans une boîte avec un flacon de gaz mortel et une source radioactive. Si un compteur Geiger détecte un certain seuil de radiations, le flacon est brisé et le chat meurt. Selon l'interprétation de Copenhague, le chat est à la fois vivant et mort. Pourtant, si nous ouvrons la boîte, nous pourrons observer que le chat est soit mort, soit vivant.
Selon l'interprétation de Copenhague, c'est la mesure qui perturbe le système et le fait bifurquer d'un état quantique superposé (atome à la fois intact et désintégré par exemple… mais avec une probabilité de désintégration dans un intervalle de temps donné qui, elle, est parfaitement déterminée) vers un état mesuré. Cet état ne préexiste pas à la mesure : c'est la mesure qui le fait advenir.
Le chat de Schrödinger est une expérience de pensée imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger afin de mettre en évidence des lacunes supposées de l'interprétation de Copenhague de la physique quantique, et particulièrement mettre en évidence le problème de la mesure

1.1 Anicca dans les discours du Bouddha

Dès les premiers sermons, le Bouddha affiche que « ce qui est sujet à la naissance est sujet à la mort » (SN 22.1). L'impermanence n'est pas seulement un fait empirique — la vieillesse, la fragilité des corps, la dissolution des relations — mais une loi ontologique . Tous les phénomènes composés ( saṅkhārā ) naissent en dépendance de conditions, changent à chaque instant et disparaissent lorsque les causes cessent.

Dans le Anicca Sutta (SN 22.15), le Bouddha affirme :

"Ce qui est impermanent est souffrance. Ce qui est souffrance ne peut être considéré comme 'moi' ou 'mien'."

Le temps est ainsi décrit comme une dynamique de désintégration , que l'être ordinaire interprète à travers l'attachement et l'aversion, créant ainsi la souffrance. Étienne Lamotte souligne que pour l'Abhidharma :

« L'impermanence est la marque de l'existence conditionnée ; elle n'est pas ajoutée aux dharmas, elle leur est constitutive. »²

1.2 La poétique japonaise du temps : mujō et mono no conscient

Dans le Japon médiéval, l'impermanence devient un véritable paradigme culturel , désigné sous le terme mujō無常. On la retrouve au cœur de textes tels que le Hōjōki de Kamo no Chōmei (1212), qui décrit la fragilité des habitations, des vies et des mondes. Donald Keene³ note que cette sensibilité à l'évanescence fonde l'esthétique japonaise de la brièveté et du sentiment.

Le concept de mono no conscient , développé par Motoori Norinaga au XVIIIe siècle, exprime la « douce mélancolie face à la beauté des choses qui passent ». Cette sensibilité poétique n'est pas une invention purement japonaise, mais une interprétation culturelle du bouddhisme , où l'émotion esthétique devient une forme de méditation sur l'impermanence.


2. Le cycle des renaissances (saṃsāra) : temporalité cyclique et pédagogie morale

 

2.1 Le saṃsāra comme cycle sans commencement

Les textes anciens insistent sur le fait que le cycle des renaissances n'a ni origine discernable (SN 15.1). Le Bouddha affirme :

"De ce long vagabondage, je ne vois pas le début."
Cette affirmation ne relève pas de la théologie, mais montre que la question de l'origine absolue du temps est sans pertinence pour la libération . La préoccupation bouddhique porte sur la cessation du cycle, et non sur son commencement.

2.2 Les six destinées comme espaces mentaux

La cosmologie bouddhique organise le saṃsāra en six mondes ( ṣaḍgati ) : dieux, demi-dieux, humains, animaux, esprits affamés et enfers. La plupart des philosophes bouddhistes modernes — Paul Williams⁴, Damien Keown — insistent sur le fait que ces mondes sont aussi des « états mentaux » produits par les habitudes karmiques.

Ainsi, le temps dans le saṃsāra est vécu comme répétition , mais cette répétition est psychologique autant que cosmique : elle est nourrie par l'ignorance qui reproduit les mêmes schémas d'attachement.

2.3 Les kalpas (éons) : immensité temporelle et fonction pédagogique

Les textes abhidarmiques, notamment le Abhidharmakośa de Vasubandhu, décrivent des cycles de destruction et de régénération cosmique étalés sur des durées incompréhensibles appelées kalpas. Vasubandhu n’interprète pas ces durées comme des données astronomiques, mais comme des images pédagogiques destinées à montrer l’insignifiance de la vie individuelle au regard de la temporalité cosmique.

Donald Lopez⁵ souligne :

“Le calcul des kalpas n'est pas cosmologique mais moral ; il vise à éveiller la conscience de la rareté de la vie humaine.”


3. Le présent comme unique réalité : une phénoménologie du moment

 

3.1 Le Bhaddekaratta Sutta et la pédagogie du présent

Dans le Bhaddekaratta Sutta (MN 131), le Bouddha invite à la présence :

“Ne cours pas après le passé, ne te projette pas dans le futur.
Le passé est abandonné, le futur n’est pas advenu.
Contemple clairement l’instant présent.”

Le passé existe comme mémoire, le futur comme anticipation, mais seul le présent est directement accessible. Les philosophes modernistes, tels que Nyanaponika Thera⁶, ont interprété ce passage comme l’une des premières formulations d’une phénoménologie de l’instant.

3.2 La notion d’instant (kṣaṇa)

La pensée abhidharma, tant dans le Theravāda que dans le Mahāyāna, considère que les phénomènes apparaissent et disparaissent à chaque instant (kṣaṇa-vāda). La durée est une illusion cognitive produite par la rapidité de ces naissances-extinctions.

Le philosophe Dharmakīrti (VIIe siècle) affirme :

“Ce qui dure est non-né ; ce qui est né ne dure pas.”
(Pramāṇavārttika, I, 39)

Il n’existe donc pas de “temps” indépendant : il n’y a que des séquences d’événements. Le temps n’est pas un contenant mais une modalité d’apparition des dharmas.

3.3 Dōgen : être-temps (uji)

Dōgen (1200-1253), maître zen japonais, propose la formulation la plus élaborée de cette intuition dans son fascicule Uji. Il écrit :

“L’être est le temps ; le temps est l’être.”⁷

Cette équation signifie que chaque être est une réalisation temporelle, un événement plutôt qu’une substance. Hee-Jin Kim voit dans Uji une “dissolution de la temporalité linéaire au profit d’un déploiement non-duel du présent”⁸. Dōgen dépasse l’idée d’instant pour proposer une conception holiste où chaque moment contient tous les moments, car le temps est l’expression du monde entier.


4. Méditation et transformation de l’expérience du temps

4.1 L’attention au souffle (ānāpānasati)

La pratique de la pleine conscience du souffle, décrite dans le Ānāpānasati Sutta (MN 118), met en lumière la texture temporelle du conscient. Le méditant observe l’apparition et la disparition de sensations, pensées, intentions. Bhikkhu Analayo⁹ explique que la méditation révèle le caractère pulsatile du vécu temporel.

4.2 Les jhānas et la suspension temporelle

Les jhānas (états de concentration profonde) entraînent une transformation radicale du rapport au temps :

ralentissement de la perception,

diminution de la discursivité,

perte du repère de durée.

Des études contemporaines en neuroscience méditative, comme celles de Judson Brewer¹⁰, montrent que la réduction de l’activité du “réseau par défaut” du cerveau correspond à une diminution de la construction du temps narratif.

4.3 L’éveil et la fin du temps

Dans la perspective bouddhique, l’éveil (nirvāṇa) n’est pas un état situé dans le temps, mais la cessation du conditionné. Vasubandhu rappelle que le nirvāṇa est akālika, “non-temporel”, car sans naissance ni disparition.


5. Karma et temporalité : causalité, potentialité et ouverture du futur

5.1 Karma et causalité mentale

Le karma (action intentionnelle) modèle le devenir psychologique plutôt qu’un destin héréditaire. Richard Gombrich¹¹ rappelle que le Bouddha a explicitement rejeté toute conception fataliste. Le karma n’est pas un déterminisme mais un réseau causal ouvert, où chaque intention transforme les possibles futurs.

5.2 Le temps comme sculpture du futur

Peter Harvey¹² écrit :

“Le karma n’est pas la punition dans le temps mais la manière dont nous façonnons notre futur en façonnant notre mentalité présente.”

Le futur est donc ouvert, et non fixé ; la temporalité karmique est un dynamisme où les tendances mentales accumulées (saṅkhāras) configurent les perceptions et réactions.

5.3 Instantanéité de l’action karmique

Certaines écoles mahāyāna, notamment le Yogācāra, affirment que le karma s’inscrit dans une “conscience-réservoir” ālaya-vijñāna, qui conserve les “germes” (bīja) jusqu’à leur maturation. Cette mécanique, expliquée par Asaṅga et Vasubandhu, montre que le karma possède une structure temporelle complexe, simultanément instantanée et différée.


6. Perspectives des grandes écoles bouddhistes sur le temps

6.1 Theravāda : analyse instantanée et phénoménologie des dharmas

Le Theravada développe une approche analytique de l'expérience temporelle, où chaque réalité est un événement ponctuel . La durée n'est qu'une construction mentale. L'étude du temps dans le Visuddhimagga de Buddhaghosa (Ve s.) renforce cette vision en décrivant la succession rapide des pensées.

6.2 Mahāyāna : vacuité du temps et relativité phénoménale

Le Mahāyāna, à travers Nāgārjuna, affirme que le temps n'a pas d'existence substantiellement. Dans les Mūlamadhyamakakārikā , il écrit :

« Les trois temps [passé, présent, futur] ne peuvent être établis ;
Le temps est une désignation dépendante. »
Cette critique déconstruit la temporalité comme fiction conceptuelle , offrant une vision relationnelle et interdépendante.

6.3 Zen : immédiaté radicale et non-dualité

Le Zen radicalise l'expérience du présent. Il ne s'agit plus de comprendre le temps, mais de vivre la réalité d'instant en instant . Le temps est l'activité même de l'esprit éveillé. Dōgen montre que l'être humain n'existe qu'en tant qu'« être-temps », ce qui implique que chaque action est une manière de « façonner le temps ».

6.4 Vajrayāna : temporalité symbolique, rituelle et non-duelle

Dans le bouddhisme tibétain, le temps est souvent représenté comme mandala , c'est-à-dire comme structure symbolique où chaque instant est un point d'une totalité. Le Kalachakra Tantra développe une cosmologie cyclique complexe où le temps interne (corps-esprit) correspond au temps externe (cosmos). David Snellgrove¹³ remarque :

«Le Kalachakra est une théorie de l'homologie entre le temps cosmique et le temps psychique.»


Conclusion 

Le temps bouddhique est un processus , non une entité. Il est constitué par l'impermanence, le cycle des existences, la dynamique des intentions et l'éveil potentiel de la conscience. Le bouddhisme nous invite à dépasser les illusions d'un temps linéaire ou purement objectif pour reconnaître la relationalité , la discontinuité et la transformation constante du vécu.

La philosophie bouddhique du temps est ainsi une ascèse : elle propose une manière de vivre plutôt qu'une métaphysique.
Dans les parties suivantes, nous verrons comment le taoïsme, le shintoïsme et le confucianisme développer des conceptions complémentaires, parfois convergentes, parfois opposées.

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